PATRICK LAUPIN © Sigrun Sauerzapfe
« Des enfants perdus dans la langue, attaqués dans leur corps lorsque la pauvre langue du monde se dérobe à eux dans un éprouvant combat entre les mots et la terreur muette du mystère enseveli de leur vie. Comment se hisser hors du néant sinon en retissant les liens d’une présence qui apaise cette folie muette, lui donnant voix et sens. C’est le pari de ce travail avec des enfants qui n’habitent plus leur langue maternelle comme sujets, qui n’ont souvent plus à leur disposition qu’un lexique troué de lacunes, désarrimé de toute syntaxe cohésive, parfois simple écho inlassablement repris de la parole d’autrui. Les rencontrer à cet endroit si proche des portes de l’enfer suppose d’abandonner tout espoir correcteur ou adaptatif. Il faut entrer avec eux dans le dialogue d’un souffle d’où surgira l’élan de la trace d’une première et possible écriture. Il a fallu beaucoup de patience et d’amour pour se laisser écrire par eux, pour entrer avec eux dans cette expérience d’une écriture première, aux racines muettes du monde qui sont les nôtres aussi. »
Anne Brouan
« On appelle ces enfants autistes, dysphasiques, dyspraxiques, tellement ils s’isolent et échappent à l’attention.
Cependant leur nombre ne cesse de croître à tel point qu’on peut se demander lorsqu’on prononce ces mots s’ils ne soignent pas plus les mots qu’on emploie pour désigner l’enfant, que l’enfant lui-même.
Parce que s’ils refusent l’écriture et le langage ils ont faim d’inscription, ils ont faim de ce qui civilise en commun.
Je crois avoir passé ma vie dans cette écoute de l’archaïque, dans l’écriture et l’analyse de la régression comme survivance de la forme vivante. C’est ça qui me retient. Parce que, quand on est capable de descendre dans le lieu, l’état où ils sont informés par la douleur, et de recréer de l’écoute et de la confiance, de rassurer les liens, ils prononcent de drôles de phrases.
« Ecrire. On va écrire. C’est la grande attaque. L’attaque monstrueuse. Il pleut dans ma cahure ».
« Je n’écrirai pas. Ca prendrait trop de place. Tu vois bien qu’il s’est fait des petits protègements ».
« Parfait, j’ai tout perdu, c’est tout ce qui me restait »
« J’ai tout raté je suis vêtu en hiver comme en été »
« J’ai craint que mon âme elle était dehors alors j’ai eu peur de la mort »
« Maman et moi sommes un profond flacon de nuit »
« J’avais un ange gardien mais il est incompétent ».
« Je sens la liberté mais au bout d’un moment je la sens pas »
« Quand la pluie tombe l’Ami pleure et quand l’ami pleure c’est lui qui fait tomber la pluie »
J’ai le sentiment, quand on se dédouble très vite, dans la simple attention des consciences posées sur le monde, que l’immense table de lecture des colères et des petits « protègements », comme ils disent, les carapaces, se dénudent et racontent de vive voix les hiéroglyphes de blessures de corps et de mémoire qui semblaient sans retour.
Je m’aperçois que les textes sauvés de l’abandon à l’hôpital donnent une vraie joie, une force humaine de recréation. Qui nous aidera peut-être un jour à mieux comprendre que les figures de l’expression sont des figures de relation.
Je me dis que la plus grande lâcheté est celle de la démission en masse devant la folie. Que si on était capable d’écouter ce que disent ces enfants on ferait des progrès terrestres considérables, on approfondirait un peu mieux le grand mystère logique des origines du langage
Je crois aussi que l’enfant qui hésite devant le papier sauve la démocratie tellement dans la petitesse de son geste il humanise le parcours futur de sa vie.
Et puis on le sait, les douleurs psychiques intenses obligent à répondre par l’écrit, par l’écoute et la communauté du dialogue.
C’est ce que nous essayerons de faire ensemble, en écoutant ces textes d’enfants, écrits à l’hôpital. »
Patrick Laupin
> PATRICK LAUPIN
essayiste, poète, grand prix SGDL pour l’ensemble de son oeuvre en 2013
Patrick Laupin a développé un espace de transmission de la lecture et de l’écriture au sein de l’école ou dans des lieux d’accueil pour des enfants, adolescents et adultes. Il est l’auteur d’une œuvre généreuse et diversifiée. Parmi ses livres, Ravins, L’Homme imprononçable, Le Courage des oiseaux, un ouvrage né d’une expérience d’écriture et de lecture sur une période de dix ans avec des préadolescents vivant une situation grave d’échec scolaire. Le philosophe Jacques Derrida a salué l’exemplarité de ce geste et le courage de son auteur.
> ANNE BROUAN
professeur, psychanalyste, écrivain
Professeur agrégé de l’université, elle enseigne la littérature en classes préparatoires aux grandes écoles.
Psychanalyste (membre affilié de la Société de Psychanalyse Freudienne) et psychothérapeute dans le service de pédopsychiatrie de l’hôpital de Vienne de 1985 à 2000, elle a travaillé (et travaille encore) avec des enfants très souffrants, psychotiques ou autistes.
Cofondatrice, en 1974, des Cahiers critiques de la littérature, avec Jean-François Chevrier et Frédéric Berthet.
Cofondatrice, en 1996, avec Patrick Laupin et Véronique Laupin, du collectif d’édition Le Bel Aujourd’hui (publication d’ouvrages de poésie, de pensée et de récits).
Auteur de :
– Rituel du silence, poèmes d’Anne Brouan, gouaches d’Evaristo, La rumeur libre éditions, 2011.
– Ne cherchez plus l’or du temps, poésie, La rumeur libre éditions, 2010.
– Evaristo. La chambre des falaises, récit et poésie, avec des encres d’Evaristo, Stéphane Bachès éditions, 2002.
– Des roseaux incertains, suivi de Les vergers du sommeil, poésie, Le Bel Aujourd’hui éditions, 1999.