Bonjour à toi, cet inconnu que j’aurais dû rencontrer lors de la Biennale des écritures du réel #5, disons le 3 avril 2020 au Théâtre La Cité après avoir assisté à la lecture de Cosmo ce chien et moi de Julie Villeneuve. Bonjour à toi donc.
Nous avons manqué cette rencontre, mais j’ai eu envie de t’écrire quand même. J’ai eu envie de te raconter un peu comment je suis arrivée ici à Marseille, comment j’ai rencontré le Théâtre La Cité et son équipe de choc. T’écrire aussi pour adoucir un peu la frustration de ne t’avoir jamais rencontré à cette occasion. Faire passer le temps, en attendant qu’une autre occasion se présente et que peut-être, cette rencontre ait lieu.
Il y a cinq mois, j’ai quitté Paris pour prendre part à un projet qui me semblait porter un souffle particulier dans le milieu artistique, culturel et politique, dans une ville qui m’était à la fois familière et étrangère. Cette ville, comme tu t’en doutes, c’est Marseille. Le Théâtre La Cité que je ne connaissais alors qu’à travers son site internet, me semblait mettre au travail un élan de vie, au plus proche des questions qui me traversaient et continuent aujourd’hui à m’habiter, en cette période de confinement.
Comment créer à partir de notre réel ? Comment créer avec la matière de notre réel, en étant tout près des habitants d’un même territoire ? Comment créer du commun en ne niant aucune de nos différences et en prenant acte de nos multiples sensibilités ?
Après dix années à Paris, je commençais à sentir une lassitude, la lassitude du connu, du confort. J’avais envie de me confronter à quelque chose d’autre, faire l’expérience d’être étrangère dans une ville, dans une équipe de travail, dans un projet, et peut-être aussi face à moi-même.
Et c’est comme ça que j’ai débarqué au Théâtre La Cité, qui était déjà depuis de nombreux mois en pleine ébullition, préparant la Biennale des écritures du réel. Peu à peu, j’ai commencé à sentir ce que ça signifiait « écrire le réel ». Ce n’est pas écrire une réalité, comme on documenterait, avec une recherche d’objectivité, un fait, une histoire ou un parcours. Non, il y a dans chaque démarche impulsée ou soutenue par La Cité une grande part de subjectivité, voire de croisement et de frottements de différentes subjectivités, liés au réel mis en jeu. Poser un regard sur notre réel, en appeler un autre, puis un autre encore. Et comme une boule à facettes disco, tisser des échos entre nos différents regards. Partager, créer ensemble, entre et avec les sensibilités de chacun. Creuser des sujets à vif, interroger des espaces du commun, du collectif, de l’interaction entre les individus, et se laisser surprendre par l’imprévu qui en ressort.
Questionner l’école, le climat, la précarité, les migrations, nos corps et nos révoltes, donner la parole à la jeunesse, créer avec elle, écouter leurs différentes visions du monde, leurs interrogations. Les frotter, les mettre à nu, les faire crier, avec beaucoup de soin. Voici la vision que j’ai aujourd’hui de l’aventure que j’ai rejointe il y a quelques mois.
Durant ces quelques mois, nous avons toutes et tous, à La Cité, mis beaucoup d’énergie et de cœur dans la préparation d’un temps très particulier. Le temps où l’on partage, avec le public, ces bouts d’utopies ancrées dans le réel, qui forgent La Cité tout au long de l’année. Et tous les deux ans, comme tu le sais peut-être, le théâtre organise la Biennale des écritures du réel. Un vrai temps de partage public qui invite les habitants de Marseille, jeunes et moins jeunes, les artistes de différentes régions, en France ou à l’étranger, des chercheurs, à partager avec le public une pièce de théâtre, une installation, une lecture, un film, une marche, une promenade, un temps de réflexion… Toutes sortes de propositions qui remettent en jeu notre réel, recréent de nouveaux récits, de nouveaux possibles. Et cela, tout en interrogeant les frontières sociales, culturelles et politiques liées à l’art et à la façon de le fabriquer et de le présenter. Les formes peuvent être très différentes, les sujets aussi, mais ces expériences ont toutes en commun de parler d’aujourd’hui à des citoyens d’aujourd’hui.
Bref, nous étions le 13 mars et je crois que même si nous avions du retard, même s’il nous semblait manquer de temps, nous étions prêtes et prêts. Prêt.e.s à enfin partager avec toi, et avec de nombreux ami.e.s et inconnu.es ces moments imprévisibles remplis d’intensité. Avec un grand désir d’inventer ensemble un autre commun. Nous étions le 13 mars, et tout s’est arrêté. D’un coup. La Biennale devait commençait six jours après…
S’en est suivie, pour ma part, une sorte de sidération, mêlée à une grande tristesse et au sentiment d’impuissance partagé par beaucoup de personnes. Soudain, une perte de sens. La mise en place du télétravail, un travail rempli d’annonces de l’annulation. Une sorte de frénésie s’est installée la première semaine du confinement. Garder le contact avec toutes les personnes côtoyées, rencontrées, avec les partenaires, avec les jeunes, avec les artistes associés. Prendre des nouvelles, partager nos sensibilités, nos sentiments du moment. Raccrocher, appeler quelqu’un d’autre, raccrocher, puis appeler, raccrocher, rappeler, laisser un message, rappeler, appeler, appeler, et écrire des centaines de mails.
Et puis arrive la seconde semaine. Et la perte de sens que j’avais essayé de masquer derrière l’impératif « gardons le lien, restons en contact » commence petit à petit à m’envahir. J’essaye de le repousser, ce sentiment de « à quoi ça sert ? ». Je tente de trouver des parades, j’ai de plus en plus de mal à appeler des gens au téléphone, à écrire de longs mails. J’ai de plus en plus de mal à me concentrer. Je crois que je réalise. Et que je prends du recul.
Les tonnes de questions dans ma tête n’arrivent pas à se poser, à atterrir. Mon travail consiste avant tout à être et à échanger avec des humains. Quel sens il y a à maintenir le lien alors que je ne vois pas le visage de la personne à qui je parle, ses expressions faciales, les lueurs dans ses yeux.
Et parler pour dire quoi ? Prendre des nouvelles d’une déprime généralisée ? Tous nos projets sont suspendus pour le moment, reportés. Mais à quand ? Et sous quelle forme ?
Car on le sent qu’on ne pourra pas reporter tel quel ce temps de la Biennale. On sent bien que quelque chose est en train de changer, de nous changer, chacun, d’une façon différente et profonde. Et faire comme si ce n’était pas le cas. Faire comme si on allait reprendre comme avant, ce serait se mentir.
Et puis travailler avec et dans le réel, c’est aussi prendre le temps. Prendre le temps d’observer ce qu’il se passe en nous, à côté de nous, un peu plus loin, et encore plus loin. Prendre du recul. Relativiser. Prendre le temps de digérer. De faire résonner aussi ce malaise qui ne me lâche pas depuis le début du confinement. Qui s’accroit un peu plus chaque jour. Et en même temps, faire comme je peux pour fuir un peu ce malaise. Essayer de redresser la barre quand la colère monte, monte, monte. Essayer de croire aux initiatives et alternatives qui fleurissent.
Essayer de ne pas taire cette rage tout en arrivant à vivre avec, à en faire quelque chose, quand je pars faire mes courses au Utile et que la caissière, depuis des semaines, ne porte toujours pas de masque et continue à me sourire, pleine d’humanité, de bonne humeur. Essayer de porter toute mon attention sur ce sourire, et le garder en mémoire le plus longtemps possible.
Voilà… voilà un peu où j’en suis.
Je ne sais pas vraiment où chaque membre de l’équipe de La Cité et ses artistes associés en sont. Je ne sais pas où toi, tu en es, ni où plein de personnes que je devais rencontrer lors de la Biennale en sont, ni où plein de personnes tout court en sont. Je ne sais pas ce qui te traverse, ce qui vous traverse.
Alors si tu as envie, ou si d’autres qui liront ces lignes ont envie de partager des bribes de sensations, d’émotions, de rage, ou alors juste quelques nouvelles, une phrase qui résonne, alors je serais ravie de vous lire. Et peut-être qu’ensemble, en se donnant quelques nouvelles, on pourra inventer de nouvelles nouvelles, des nouvelles données, et partager un petit quelque chose collectif. Si nous n’avons plus d’espaces communs, nous avons du temps en commun, alors nous pouvons peut-être essayer de vivre un peu de ce temps ensemble…